CHAPITRE XV

Plus je me ramentois ce qui se passa en ce royaume après le retour du prince de Condé à Paris, plus je suis béant qu’un événement d’aussi grande conséquence que la guerre déclarée par la reine-mère aux Grands ait eu une cause aussi insignifiante que le message porté par l’archevêque de Bourges à Conchine : « Monsieur le Prince vous fait dire qu’il n’est plus votre ami. »

Que n’eût-il attendu, ce zélé archevêque, avant d’aller porter ces guerrières paroles ? Car le lendemain, Condé changeant de nouveau d’avis, les désavouait… En vain ! Conchine était déjà parti pour Caen, terrifié, mais aussi remâchant avec la dernière amertume l’ingratitude du premier parmi les Grands : il s’était attaché à lui dès le début de la régence parce qu’il jugeait que son épouse ayant asservi la volonté de la reine-mère, et le premier prince du sang étant son ami, il se gardait de tout péril.

C’est bien pourquoi il avait inspiré à Marie, par l’intermédiaire de son épouse, cette politique d’abandon qui avait répondu aux rébellions successives des princes par des traités qui les couvraient d’écus. Peu chalait à Conchine que le Trésor du royaume fît les frais de ce pacte implicite, les princes et lui-même le pillant, chacun de leur côté, comme larrons en foire !

Une parole en l’air, un messager trop prompt, le pacte était rompu, la guerre, déclarée, et Conchine, à Caen, remis de ses terreurs et assoiffé de vengeance, la poussa avec une extrême vigueur contre ses alliés d’hier. On leva trois armées, mais cette fois, non comme on avait fait précédemment, pour les montrer de loin, mais pour courir sus aux Grands et les accabler.

Guise qui, après avoir tergiversé quelque peu, avait choisi le camp de la reine-mère, sous l’influence de ma bonne marraine, reçut en récompense le commandement de l’armée de Champagne, mais comme il n’avait pas d’expérience militaire, Richelieu lui adjoignit Monsieur de Thémines, à qui on avait donné le bâton de maréchal pour avoir arrêté Condé : ce qui était exploit bien petit pour mériter une telle dignité.

Monsieur de Montigny reçut le commandement de la deuxième armée, laquelle devait combattre le duc de Nevers dans le Nivernais et le Berry. Bien qu’il eût servi Henri III et Henri IV, et se fût illustré dans une demi-douzaine de batailles, ce vieux soldat n’avait été fait maréchal de France que cinq mois plus tôt, à soixante-deux ans. Ce fut sa dernière campagne et son ultime victoire : il mourut dans l’année.

La troisième armée qui devait pacifier l’Île-de-France fut commandée par le comte d’Auvergne. Bâtard royal, fils de Marie Tronchet et de Charles IX, beau gentilhomme, bon capitaine, mais fort étourdi, il s’était égaré en sautillant, et quasi sans y prendre garde, dans deux complots contre Henri IV, lequel épargna le billot à sa tête charmante, peut-être parce qu’il était le demi-frère de sa maîtresse. Il le mit en Bastille. D’Auvergne y resta douze ans. Raison pour laquelle je n’ai pu le présenter à ma belle lectrice, lors du bal de la duchesse de Guise, parmi nos grands galants de cour.

La reine tira le comte d’Auvergne de sa geôle en juin 1616, en apparence sur la supplication de sa parentèle, en fait, parce qu’elle avait besoin d’un prince, même bâtard, en son camp, et d’un chef de plus dans ses armées.

Je le vis le vingt-six juin chez le roi, à qui il était venu demander pardon d’avoir trahi Henri IV, les deux genoux à terre et ne voulant se relever qu’il ne l’eût obtenu. Louis le lui bailla, mais en des termes qui montraient bien qu’il n’ignorait rien du règne de son père.

— Monsieur, dit-il, vous avez failli deux fois, mais je vous pardonne.

Louis avait un an lors du premier complot : il ne l’avait donc appris qu’après coup, mais gardait en sa tenace mémoire l’offense faite à Henri.

Je regardai fort curieusement le comte d’Auvergne tandis qu’il se relevait, les larmes coulant sur ses joues, grosses comme des pois. Il était vêtu comme on l’avait été douze ans plus tôt et sans épée : on venait à peine de le tirer de sa geôle, tout éperdu, tout ébahi. Il avait alors quarante-trois ans, et me parut fort bel homme, encore que le poil de ses tempes montrât plus de sel que de poivre. Dernier rameau, bien que bâtard, de cette longue lignée des Valois qui avaient régné depuis le treizième siècle sur la France, il avait survécu à Henri III, qui l’aimait prou, et à la reine Margot, qui l’aimait peu.

— Sire, dit-il quand il put enfin parler, me voilà comme nu. Plaise à vous de me bailler une épée.

Louis, sans l’ombre d’une hésitation, lui donna une des siennes et commanda à Berlinghen de la lui attacher à la taille. Ce fut comme si le roi l’adoubait : d’Auvergne étouffait presque de joie, et bien qu’il ne prononçât pas les paroles que la Cour lui prêta, étant bien incapable alors de piper mot ou miette, il est bien vrai que cette épée, il ne la tira plus qu’au service de Louis. Deux pardons de notre Henri et douze ans de Bastille lui avaient mis plomb en cervelle. Toutefois, il conserva jusqu’à la fin de sa vie – et il mourut fort vieux – cette démarche sautillante qui faisait dire de lui qu’il était né pour danser des ballets. J’ajouterai, pour être équitable, qu’il savait aussi commander une armée, et bien le montra-t-il en cette circonstance.

L’homme qui avait mis sur pied ces trois armées, assuré leur armement en canons et leur ravitaillement en vivres, était Richelieu qui, nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères et à la Guerre, se consacra à sa tâche avec une ardeur qui lui valut d’être attaqué, dans une proclamation des princes, comme faisant partie des créatures de Concini, « personnes indignes, inexpérimentées à la conduite d’un État et nées à la servitude ». Servile, il n’est que trop vrai que Richelieu l’était alors à l’égard d’un bas aventurier qui le traitait comme un valet et dont bientôt il ne put plus souffrir les offenses. Et vrai aussi que sa diplomatie faillait encore en expérience, étant trop ambitieuse pour ses moyens. Mais quant au ménagement de la guerre, sa vigueur y fit merveille. Et sa plume alerte excellait dans les manifestes.

Ceux des Grands ruisselaient d’une mauvaise foi à donner la nausée : Ce qu’ils voulaient, avaient-ils le front de proclamer, c’était « rendre au roi la dignité de sa couronne et tirer sa personne hors des mains des usurpateurs ». Ils oubliaient que dans les leurs Louis n’eût pas été mieux traité, puisque six mois plus tôt, ils avaient poussé Condé à « ôter le roi de son trône pour se mettre à sa place ». Richelieu avait donc beau jeu de dénoncer leur hypocrisie et de répondre avec vigueur que leur seul véritable dessein était d’« abattre l’autorité de Sa Majesté, de démembrer et de dissiper son État et de se cantonner en son royaume pour y introduire autant de tyrannies qu’il contenait de provinces ».

— Voilà qui est bel et bon ! me dit Déagéant quand il me vint visiter fin février en mon appartement du Louvre : abaisser les princes, éternels rebelles en ce royaume, est une entreprise assurément fort louable.

Mais si Richelieu, comme je le crois, gagne la guerre qu’il engage contre eux, à qui dans les présentes circonstances profitera cette victoire, sinon à Conchine, dont le démesuré pouvoir ne trouvera plus devant lui le plus petit obstacle ? Déjà, Conchine lève sa propre armée. Déjà il aspire, comme le duc de Guise jadis, à la connétablie. Et s’il l’obtient, je ne donnerai pas cher du trône de Louis, ni même de sa vie.

— Monsieur Déagéant, dis-je, le roi connaît-il cette polémique entre les princes et Richelieu ?

— Oui, Monsieur le Chevalier, Bellegarde lui en a touché un mot. Aussi bien n’est-ce pas à ce sujet que je vous viens visiter, mais pour réciter un certain nombre de faits que je vous prie de faire parvenir à Louis par notre coutumier canal.

— Récitez, Monsieur Déagéant, dis-je : la gibecière de ma mémoire est grande ouverte.

— Primo : les trois ministres vont tous les jours en la maison de Conchine traiter des affaires de l’État et prendre ses ordres. Secundo : Conchine a l’intention de bannir du Conseil du roi ceux des conseillers qui ne lui paraissent pas assez dociles. Tertio : hier au Louvre, il entra dans la salle du Conseil des dépêches, et s’asseyant sans façon dans la chaire du roi, il commanda au secrétaire d’État de lui lire les nouvelles qu’il venait de recevoir. Quarto, et ce quarto va vous laisser béant, Monsieur le Chevalier : Conchine prend prétexte de la guerre pour envoyer aux armées la plus grande partie de la garde personnelle du roi.

— Voilà, m’exclamai-je, qui est fort inquiétant !

— Ce l’est ! dit Déagéant sans que l’ombre d’une émotion apparût sur son visage carré et paysan. L’affaire a été décidée ce matin : vont partir rejoindre l’armée du duc de Guise les gendarmes du roi, ses chevau-légers et seize de ses vingt compagnies de gardes françaises.

— Après cela, que reste-t-il donc à Louis ?

— Les Suisses et quatre compagnies de gardes françaises ; et encore, sur ces quatre restantes, Conchine, après y avoir réfléchi plus outre, eût voulu en expédier trois de plus au duc de Guise dans l’Île-de-France.

Mais Mangot et Richelieu s’y opposèrent pour la raison qu’il ne fallait pas, dirent-ils, trop dégarnir la garde de Louis.

— Cela me fait plaisir que Mangot et Richelieu aient osé se rebéquer contre ce monstre. Et Barbin ?

— Il n’a pas osé ouvrir le bec. Les fureurs de Conchine le paralysent.

— Pensez-vous, Monsieur Déagéant, que si Conchine tentait un coup de force contre le roi, Richelieu y serait connivent ?

— Nenni, je le décrois. Pour Richelieu, Conchine n’est qu’un marchepied pour atteindre le pouvoir. Là où Richelieu s’égare, c’est lorsqu’il croit, le moment venu, pouvoir passer la bride à ce fol furieux. À mon sentiment, personne ne le peut, pas même la reine-mère, qui de reste, n’entend rien à ce qui se passe et ne voit les choses que par les yeux de la Conchine.

— Monsieur Déagéant, dis-je, pensez-vous que Conchine soit vraiment fol ?

— Oui-da, dans le sens où il ne peut plus se maîtriser, mais seulement en ce sens-là. Je distingue deux ressorts en lui : l’orgueil du parvenu et la couardise. Tous deux le poussent à passer les bornes, limites et mesures que la raison devrait lui assigner.

— Comment cela ?

— Conchine est parti de si bas que sa bassesse même l’éperonne à atteindre un pouvoir illimité. Et d’un autre côté sa couardise ne peut que décupler encore son désir d’une absolue puissance : plus il se sent haï, plus il se veut craint. Voyez-le agir en ce Louvre qu’il croit déjà le sien : il piaffe, il morgue, il bourrasque, il fait fiente de toutes choses et de toutes gens… Et cependant, tandis qu’il fait ainsi le violent et le tyranniseur, regardez bien ses yeux : ils sont hagards et pleins de peur. Sa colère n’est qu’un masque. Il est terrifié par sa propre élévation, mais ne peut plus s’arrêter. Il ira jusqu’au bout, fût-ce vers sa chute ou celle de Louis.

Cette description par Déagéant des « deux ressorts » de Conchine me demeura en mémoire bien après que j’eus couché par écrit ses nouvelles et les eus confiées au chapitre XIII des Essais de Montaigne. Il me sembla quelle éclairait l’incroyable série de braveries que Conchine fit au roi durant ce mois de mars, et qui se trouvaient tout aussi inutiles, et même nuisibles, à son dessein qu’elles étaient pour son souverain profondément offensantes.

Au début mars, mais je ne saurais préciser le jour, le roi devait se rendre à Saint-Germain-en-Laye, et m’ayant fait l’honneur de m’inviter à l’accompagner, j’étais là quand un incident survint qui me laissa atterré. Au moment où Louis, plongé dans ses pensées, allait mettre la botte sur le marchepied du carrosse pour y monter, tout soudain il releva la tête, jeta un œil sur l’escorte, pâlit, retira son pied comme si un serpent l’avait piqué et redressé de toute sa hauteur, s’écria d’une voix irritée :

— Qu’est cela ? Qu’est cela ? Qui commande cette compagnie ?

— Sire, c’est moi, dit le capitaine en s’avançant et en faisant un profond salut.

— Monsieur, qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas, dit le roi avec hauteur.

— Sire, je suis Monsieur d’Hocquincourt, pour vous servir.

— Cette compagnie est-elle à vous ?

— Non, Sire, elle est au maréchal d’Ancre.

— Au maréchal d’Ancre ? s’écria Louis. Et c’est le maréchal d’Ancre qui vous a donné l’ordre de m’escorter ?

— Oui, Sire, dit Monsieur d’Hocquincourt. Pour vous servir, Sire.

— Vous me servez bien mal, Monsieur, si vous obéissez à d’autres ordres que les miens ! reprit Louis avec la dernière rudesse. Retirez-vous, Monsieur, vous et vos hommes !

— C’est que, Sire, dit Monsieur d’Hocquincourt qui, de toute évidence, craignait davantage Conchine que le roi, le maréchal d’Ancre m’a donné l’ordre…

— Monsieur ! s’écria le roi, très à la fureur et son œil noir étincelant. Le roi de France n’est escorté que par les troupes qui sont à lui ! Je vous donne, moi, l’ordre de vous retirer ! Et si vous n’obéissez pas dans l’instant, j’appellerai Monsieur de Vitry et je vous ferai tailler en pièces ! Je dis bien : tailler en pièces, vous et votre compagnie, par mes gardes françaises !

Monsieur d’Hocquincourt, aussi rouge que le roi était blême, fit un profond salut, puis un deuxième, puis un troisième et d’une voix mal assurée donna ordre à sa compagnie de rejoindre ses quartiers.

De tout le voyage jusqu’à Saint-Germain-en-Laye, où nous fûmes accompagnés par une compagnie des gardes françaises, Louis, rencogné en le côté droit du carrosse, son chapeau sur les yeux, ne desserra pas les dents. Et personne n’osant piper, tout le trajet se passa dans un silence mortel. À Saint-Germain, il reprit ses occupations coutumières et notamment ses chasses au lièvre dans la garenne du Pec, lieu qu’il aimait fort pour ce que la rivière de Seine le bordait et que, trottant à cheval, on pouvait voir à travers les arbres les hautes voilures des gabarres glisser sur les invisibles ondes. Toutefois, bien que Louis chassât avec la même ardeur qu’à l’accoutumée, il fut fort taciturne pendant les cinq jours qu’il passa dans le château de ses enfances.

À notre retour en Paris, je n’eus rien de plus pressé que de courir rue des Bourbons où, encore qu’elle se jetât de prime dans mes bras, Madame de Lichtenberg me fit quelque peu la mine, prétendant que j’aimais Louis plus qu’elle-même.

— Ah, m’amie, dis-je, ce n’est pas la même amour ! Bien que je n’aie pas l’âge d’être son père, ayant à peine dix ans de plus que lui, je l’ai connu enfantelet et je garde pour sa personne les sentiments d’un aîné en même temps que j’éprouve pour lui ceux d’un sujet pour son roi.

— Cela fait beaucoup, toutefois ! dit ma Gräfin, mais sans vouloir pousser trop loin le reproche, ayant mieux à faire de notre après-dînée que me chercher querelle.

Cependant, elle en reprit quelque peu le thème, une fois que nos tumultes furent apaisés, se plaignant de mon silence et de ce que mes pensées ne fussent pas à elle autant que mon corps l’avait été.

— Ah, mon ange, dis-je, c’est que les choses en sont venues à une extrémité qui me fait un souci à mes ongles ronger ! Tous les succès de nos armes contre les Grands ne font qu’augmenter le pouvoir de Conchine et son arrogance est devenue telle et si grande qu’il ne craint pas de morguer le roi.

Ne voulant pas alors entrer dans trop d’humiliants détails, je me contentai de lui conter l’affaire de l’escorte que, de reste, je ne doutais pas qu’elle n’apprît un jour soit par Bassompierre, soit par l’ambassadeur de Venise. Ma Gräfin parut fort étonnée, et de la damnable insolence de Conchine, et de la sottise de Monsieur d’Hocquincourt, et de la colère du roi.

— Dieu bon ! dit-elle. En est-on arrivé là ? Une compagnie de Conchine taillée en pièces devant le Louvre par une compagnie du roi ! La menace était-elle sérieuse, mon Pierre ?

— Elle l’était, assurément, dans le chaud du moment.

— Et Vitry eût-il osé la mettre à exécution, si on le lui avait commandé ?

— Assurément. Vitry eût tout osé, sur un signe du roi… Il y a en ce royaume, m’amie, des seigneurs qui, pour ainsi parler, sont héréditairement rebelles et traîtreux au souverain, comme les Condé et les Mayenne. Mais Dieu merci, il en est de moins haute lignée qui, de père en fils, sont farouchement fidèles à leur roi, comme les Thémines, les Vitry…

— Et les Siorac, dit ma Gräfin avec une tendre malice en me caressant la joue.

— Et les Siorac ! dis-je en attrapant sa main au vol pour baiser les veines bleues de son poignet.

— Mon Pierre, reprit-elle, vous qui me décrivez le roi comme étant si maître de soi, comment toutefois expliquez-vous qu’il se soit laissé aller dans cette affaire à une telle violence ?

— C’est qu’il ne s’agissait pas seulement d’une très odieuse braverie, mais bel et bien de sa sécurité. Une compagnie à la solde de Conchine et commandée par une de ses créatures aurait pu tout aussi bien prendre occasion d’une escorte à Saint-Germain pour l’enlever.

Louis allait-il se mettre dans les mains de son pire ennemi, lui à qui on venait de rogner sa garde personnelle ?

 

*

* *

 

Que Louis, malgré les efforts qu’il faisait pour dissimuler les sentiments qui l’animaient contre la tyrannie de Conchine et l’autorité de sa mère, ne les maîtrisât pas tout à fait, c’est ce qui m’apparut au début mars. À cette date, la Cour apprit que le comte d’Auvergne avait réussi à enfermer le duc du Maine dans Soissons, le comte se faisant fort de prendre la ville en moins d’un mois. Sur ses assurances, le Conseil du roi décida, pour les raisons qu’on devine, de donner à ce succès le plus de pompe possible en envoyant le roi prendre à Soissons la tête de ses armées, afin qu’il fût su, urbi et orbi, que la guerre qu’on faisait aux Grands n’était pas faite par les ministres et pour le favori, mais par le roi lui-même et pour asseoir sa propre autorité.

La démarche, inspirée sans nul doute par Barbin et Richelieu, était fort habile, mais elle n’eut pas de suite, pour la raison que le roi, oyant qu’on l’allait envoyer à Soissons, ne put cacher l’enivrante joie qui s’empara de lui, le privant quasiment de sommeil et le jetant dans une folle impatience. Comme la surveillance et l’espionnage s’étaient fort resserrés autour de Louis depuis le retour de Conchine, on ne faillit pas à le savoir dans l’entourage de Marie. Et cela donna fort à penser à la Conchine, qui craignit qu’une fois remparé au milieu d’un des régiments de ses gardes – dont il connaissait les officiers et quasiment tous les soldats –, Louis pût braver l’autorité de sa mère et se déclarer haut et fort contre le favori. De semaine en semaine alors, à la grande mésaise et désolation de mon pauvre roi, on remit donc son départ pour Soissons, lequel, le huit avril, fut à la parfin annulé. À mon sentiment, rien ne fit davantage sentir à Louis combien il était peu le maître en son royaume, puisqu’il ne pouvait de son propre gré sortir du Louvre que pour de brefs séjours à Saint-Germain ou à Vincennes.

Soissons étant, comme Amiens, une ville de grande conséquence pour ce quelle était pour ainsi parler le boulevard de Paris et au nord-est en commandait l’approche, Conchine, qui ne s’était jamais consolé de la perte d’Amiens au profit du duc de Montbazon, ne laissa pas dans sa folle avidité, de convoiter Soissons, et avant même que la ville fût prise, il pria Barbin et Richelieu d’en demander pour lui le gouvernement à la reine-mère.

En vain les ministres lui remontrèrent l’inconvenance d’une démarche qui amènerait à penser au monde entier qu’il ne faisait la guerre aux Grands que pour s’enrichir de leurs dépouilles. Fort irrité de leur résistance, Conchine en parla le premier devant eux à Marie, laquelle de soi rebuffa l’impudent avec la dernière véhémence sur l’insatiableté de ses ambitions. La crête fort rabattue qu’on lui chantât pouilles devant ses ministres, Conchine se tut, mais comme la reine, irritée, lui quittait la place et se retirait dans son cabinet, il eut le front de la suivre et en ressortant, quelques instants plus tard, il dit hautement aux ministres que l’affaire était dans le sac et qu’il aurait Soissons.

Les ministres s’informèrent auprès de la reine. Il n’en était rien. C’était là de la part de Conchine une pantalonnade dans le style de la comédie italienne et dans le goût, ou plutôt, le mauvais goût, de celle qu’il avait jouée quand peu après le veuvage de la reine-mère, il avait affecté, en sortant de sa chambre, de relacer l’aiguillette de sa braguette pour faire croire qu’il était son amant. Le lecteur se ramentoit sans doute cette vilenie, que j’ai contée au début de ces Mémoires et qui dépeint l’homme à cru.

— Si je devais définir les faiblesses de Conchine, me dit Déagéant après m’avoir conté, au cours d’une visite nocturne, l’affaire de Soissons, je dirais primo qu’il se gonfle et se paonne jusqu’à l’enfantillage, préférant la réputation de la toute-puissance à la puissance elle-même. Secundo, qu’il est vindicatif au point de ne pas considérer que sa vengeance pourrait surtout porter tort à lui-même. Tertio, qu’il pense très petitement, car à un homme qui rêve du pouvoir suprême, peu devrait chaloir le gouvernement de Soissons ou d’Amiens.

— D’Amiens ! dis-je, béant. Mais la reine la lui a enlevée pour la donner au duc de Montbazon par le traité de Loudun !

— Cela n’empêche point que Conchine, dépité de n’avoir point Soissons, ait conçu le projet de se ressaisir d’Amiens, ayant des amis dans la place qui y font quelque remuement. Il s’en est ouvert à Barbin, lequel à l’ouïr leva les bras au ciel : « Mais, Excellence ! s’écria-t-il, ce serait rompre la parole de la reine ! déshonorer sa signature ! ruiner sa réputation ! et donner raison aux manifestes des Grands ! »

Mais Conchine, furieux qu’on s’opposât à lui, ne voulut rien ouïr et lui tourna le dos. Tant est que Barbin, entendant bien qu’il allait poursuivre, malgré ses avis, son calamiteux dessein sur Amiens, en avertit la reine, laquelle commanda au duc de Montbazon – un des rares ducs fidèles – de courir se remparer dans sa ville afin d’éviter qu’on la lui dérobât.

— Et Conchine ?

— Dès lors, ivre de rage, Conchine ne rêve, ne ronfle et ne respire que vengeance. Par des calomnies, par des lettres forgées de toutes pièces, par des témoins subornés, il travaille à ruiner les ministres dans l’esprit de la reine afin qu’elle les renvoie.

— Eh quoi ? dis-je. Des hommes pleins de talent et de résolution ! Et qui l’ont si bien servie en gagnant la guerre contre les Grands !

— La gratitude n’est pas le fort de Conchine, dit Déagéant avec un sourire froid. Les remplaçants sont déjà choisis, par sa femme : Russelay, Mesmes et Barentin. Mais il faudra encore quelque temps pour que l’affaire se fasse. Car fort habilement, Barbin et Richelieu ont donné de soi leurs démissions à la reine. Mais la reine, pour le moment, les a refusées. De reste, tiraillée entre les ministres qui se plaignent du maréchal et la Conchine qui l’endoctrine tous les soirs, elle ne sait plus qui croire et que résoudre. Son esprit, qui n’a jamais été clair, se trouve plongé en pleine confusion. Tout lui fait peur. Elle se méfie de tous, et en particulier de son fils. Elle songe même à abandonner le pouvoir et n’ayant pu avoir la principauté de la Mirandole, elle négocie avec le pape l’usufruit du duché de Ferrare.

— Une chose m’étonne, dis-je, dans la circonstance présente. Conchine est tantôt à Paris et tantôt à Caen. Comment expliquer ceci ?

— C’est que son esprit inquiet, dit Déagéant, hésite entre deux rôles : celui de roi sans couronne à Paris ou celui de duc, ou prince en son gouvernement de Normandie, lequel il est en train de fortifier comme s’il était un duc de Nevers dans le Nivernais. Entre autres choses, il rempare à grands frais Quillebeuf et Pont-de-l’Arche, grâce auxquels il se vante d’avoir « la clef de la France », pour ce qu’il dispose « de la rivière qui donne à vivre à Paris ». Sotte vanterie, car la capitale se ravitaille autant en amont qu’en aval. Et il a fait venir vingt-cinq canons de l’Arsenal, et comme cela ne lui suffisait pas, il en a commandé autant en Flandres, qu’il n’a de reste pas payés. Enfin, il lève des troupes et se flatte d’avoir fin mai trente mille hommes avec lui, dont deux tiers d’étrangers.

— C’est beaucoup.

— C’est peu, commandés par un pleutre. Et c’est peu, comparé aux trois armées que le roi pourrait rassembler contre lui quand les Grands seront vaincus.

— À condition que le roi soit alors véritablement le roi.

— Soyez bien assuré, Monsieur le Chevalier, qu’il y songe, dit Déagéant.

Il n’en dit pas davantage ce soir-là et me laissa au résumé que j’avais à rédiger et que, dès le lendemain, je devais confier aux Essais de Montaigne. Ce que je fis, en pensant qu’il était fort heureux que Déagéant eût trouvé ce subterfuge, car la surveillance autour de Louis était devenue si tatillonne et si oppressive que c’était quasiment un crime capital pour un de ses officiers que de lui parler en particulier, ou même de l’entretenir en public d’un sujet sérieux. Bien je me ramentois qu’ayant répondu un peu longuement à une question que Louis m’avait posée sur le siège de Paris par Henri IV, je me trouvai tout soudain menacé d’exil et ne dus qu’à l’intervention vigoureuse de la duchesse de Guise auprès de la reine d’être épargné, mais avec cette recommandation expresse de parler à Louis le moins possible. Tant l’alerte fut chaude, et si grave ma marraine en me tenant ce propos, que je parvins avec peine à lui taire l’horreur que je ressentis à ouïr cette ignominieuse consigne qui faisait de mon petit roi un pestiféré à l’intérieur de son propre palais. Dans la suite j’observai que Louis n’ignorait rien des ordres infâmes dont il était l’objet, car je le vis à plusieurs reprises se reculer par bonté des officiers de sa maison qui lui parlaient un peu longuement, comme s’il eût voulu leur épargner le sort dont j’avais été menacé.

Je redoublai de prudence après cet avertissement et rencontrant Monsieur de Luynes dans le grand escalier, je convins avec lui d’un autre signal à donner au roi que mon pourpoint déboutonné : ce que j’avais jusque-là négligé de faire. Je pris garde aussi de ne jamais demander la clef du cabinet des livres quand le long nez de Monsieur de Blainville reniflait l’air dans les alentours. L’idée d’être exilé de Paris m’avait plongé dans le désespoir, non seulement parce que j’y avais mes amours et mes affections, mais aussi parce que je n’eusse pu continuer à servir mon roi dans le chemin semé de mortelles embûches qui était maintenant le sien.

Je ruminais toujours longuement les exposés – j’allais dire les leçons – que me donnait Déagéant, tant j’y trouvais de « substantifique moelle[92] ». Mon lecteur a sans doute observé, se peut en s’en ébaudissant, les primo, secundo, tertio, quarto, qui articulaient son discours et lui donnaient l’air de pédantiser. Ce n’était qu’une apparence. Déagéant aimait ces dénombrements par souci de clarté. Mais au rebours des gens qui ne sont minutieux et méthodiques que par la lourdeur et la lenteur de leur esprit, le sien était si prompt, si vif et si incisif, que je ne laissais pas d’admirer, à chacune de ses visites, la profondeur de ses vues. Et à la réflexion, je me sentais fort heureux que Louis eût un tel homme pour veiller sur lui dans l’ombre, car si Luynes était fidèle et affectueux, il n’avait qu’à l’état de frêles pousses les robustes vertus qui foisonnaient en Déagéant, et moins encore, son courage.

Il valait mieux pour Louis que Conchine s’attardât en Normandie à construire à grands frais ses fortifications, car lorsqu’il se trouvait à Paris, le roi avait de plus en plus de mal à dissimuler l’aversion qu’il lui inspirait, le regardant à peine et, quand il lui parlait, ne lui répondant que du bout des lèvres. Et Conchine, de son côté, était d’autant moins disposé à brider son arrogance de parvenu qu’il tenait Louis pour un être sans esprit et sans ressort. C’était l’opinion, on l’a vu, que sa mère avait depuis des années accréditée et que la Cour croyait comme évangile. Même Richelieu, qui était pourtant la finesse même, partageait cette créance inepte, et avoua plus tard que ce qui se passa en avril le prit sans vert, car il n’avait jamais cru qu’il y eût assez de force de ce côté-là pour changer si radicalement les choses.

De la rare insolence de Conchine à l’égard de Louis, je ne donnerai que deux exemples. En cette fin avril, les deux déclos pleuvaient sur nos têtes des orages aussi nombreux que nos soucis ; et Louis, empêché d’aller chasser, s’en consolait en jouant au billard dans la « petite galerie », laquelle on appelait ainsi par opposition à la « grande galerie » qui donnait sur la rivière de Seine. Ne trouvant pas Louis en ses appartements et apprenant par Berlinghen qu’il faisait là sa partie, je l’y rejoignis. Je trouvai autour de lui deux ou trois gentilshommes qui appartenaient à sa maison, et les submergeant par le nombre, la moutonnante et adorante suite de Conchine. À mon entrant, je vis celui-ci tenant à la main son chapeau aux coûteuses et célèbres plumes, et j’en conclus, comme vous l’eussiez fait, qu’il avait consenti cette fois à saluer le roi. Chose étrange, cette concession aux usages du royaume me donna quelque malaise, comme si elle cachait quelque chose de pis que sa coutumière insolence.

Pourtant, je l’entendis quérir Louis d’une façon quasi respectueuse de lui faire l’honneur de jouer cette partie de billard avec lui. Cette requête adressée par un maréchal de France au chef des armées n’avait rien de disconvenable, et après un temps d’hésitation, Louis l’accepta, d’une façon non point tant maussade que méfiante et réservée. Un valet tendit alors à Conchine, avec un grand salut, une queue de billard qu’il saisit de sa dextre, mais comme sa senestre tenait son chapeau, et qu’il avait besoin de ses deux mains pour jouer, un gentilhomme de sa suite s’avança avec une obséquieuse génuflexion et s’offrit à le débarrasser de son couvre-chef. Conchine parut sur le point de le lui tendre, mais tout soudain se ravisant – mais peut-être avait-il prémédité ce coup-là – il se tourna vers le roi et lui dit d’un ton gaillard et piaffant :

— Per Dio ! Votre Majesté me permettra bien de me couvrir ?

Ayant dit, et sans attendre la permission qu’il avait requise sur un ton si cavalier et, qui pis est, avec un juron, il remit son chapeau sur la tête avec un regard triomphant et connivent adressé à ses flatteurs. Après quoi, il se pencha pour viser la boule d’ivoire, ses majestueuses plumes caressant presque le tapis vert.

Je fus béant, et si le roi m’avait alors commandé de passer mon épée à travers le corps de cet insolent faquin, je crois bien que je l’eusse fait. Mais le roi se tut, sans doute parce qu’il craignait, s’il lâchait la bride à sa colère, d’aller plus loin que la prudence ne l’eût exigé. La face imperscrutable, il se mit à jouer et j’observai que même les lécheurs de Conchine avaient l’air effaré, car c’était bien la première fois, pour eux comme pour nous, qu’on voyait dedans le Louvre ce spectacle inouï : un gentilhomme approcher le roi avec son chapeau sur la tête.

La partie fut brève. Louis, prétextant sa fatigue, la quitta au bout de quelques minutes avec un signe de tête adressé à Conchine. Dès qu’il fut hors ouïe de ce détestable sire, et avant même d’atteindre ses appartements, il se tourna vers moi et me dit d’une voix tremblante de colère :

— Siorac, avez-vous vu comment il s’est couvert ?

Je sais bien que d’aucuns, qui recevaient du favori charges et pécunes, ont tâché de l’absoudre là-dessus en disant que les Grands d’Espagne avaient le droit de garder leur couvre-chef en présence de leur souverain. L’excuse me paraît niaise. Les mœurs de l’au-delà des Pyrénées ne sont pas les mœurs de l’en-deçà, et de reste Conchine n’était pas espagnol : il appartenait à un pays où l’on va si loin dans la vénération qu’on se met à deux genoux devant le pape pour lui baiser sa pantoufle.

Mais à mon sentiment Conchine fit bien pis encore dans le domaine de la damnable impudence. Louis, on s’en ramentoit, n’était point un prince dépensier, n’aimant ni les bijoux ni les vêtures fastueuses, ni les superfluités du luxe. Mais il lui arrivait parfois, pour la chasse ou la vénerie, d’avoir besoin d’un supplément de pécunes. On sait alors comment il en allait : il les demandait à sa mère et la plupart du temps elle les lui refusait.

Louis essuya en avril une de ces rebuffades. Et comme il garda bec cousu là-dessus, aucun officier de sa maison ne l’apprit avant la visite que lui fit un matin Conchine, suivi et précédé de la tourbe de ses courtisans, laquelle envahit les appartements du roi à tel point qu’ils parurent soudain trop petits pour contenir une telle multitude : elle refoula, pour ainsi parler, le roi et la poignée de personnes qui se trouvaient avec lui, dont j’étais, dans un coin de la pièce. Toutefois, ce flot impétueux s’ouvrit en deux comme la mer Rouge jadis devant Moïse, pour laisser passer le maréchal d’Ancre, lequel sans se découvrir fit à Louis un petit salut protecteur et lui dit :

— Sire, je suis bien fâché que la reine ne vous ait point donné les deux mille écus que vous avez requis d’elle pour employer à des choses de petite conséquence. Une autre fois que vous aurez ce besoin, plaise à vous de vous adresser à moi, je vous ferai avoir ce que vous voudrez, soit des trésoriers de l’Épargne, soit, s’ils refusent, de mes propres deniers.

Bien qu’il connût de longue date ce dont Conchine était capable, Louis demeura un instant sans voix. Cet homme de néant, ce vil aventurier, cet étranger arrivé en France sans un seul sol vaillant et qui s’était enrichi, avec la complicité de la reine-mère, en pillant ses finances, osait s’offrir à lui faire l’aumône, et sur ses propres deniers, auxquels aucun des deux sens du mot « propre » ne pouvait convenir !

— Monsieur, dit enfin Louis (sans l’appeler ni « mon cousin », ni « Monsieur le Maréchal »), ce n’est pas à vous à me donner de l’argent…

Étant économe de ses mots, il n’en dit pas plus, et Conchine, après un bref salut, se retira.

 

*

* *

 

Le peuple de Paris, y compris le petit peuple, qui a bien du mal à survivre, surtout par le temps de gel et de froidure qui raréfie vivres et bois, s’est toujours furieusement intéressé à ce qui se passe dedans le Louvre autour de la famille royale, des princes et des ministres, et en babille intarissablement dans les rues, les places, les marchés et les parvis des églises, ce discours charriant dans son flot au moins autant de vérités que d’erreurs. La raison en est sans doute que le demi-millier de domestiques qui travaillent de jour dans le palais du roi se trouve en constant contact avec la centaine de serviteurs qui ont l’honneur d’y coucher (comme ma Louison, qui se paonnait si fort de dormir « sous le même toit que le roi ») et apprend d’eux une foule de choses qui, colportées ensuite dans la capitale, grossissent et se déforment en passant de l’un à l’autre, mais sans perdre tout à fait leur âme de vérité.

Jamais en nous servant, Mariette ne travailla tant du caquet qu’en cet avril où, à notre repue de midi, elle nous donnait les nouvelles quelle avait non pas glanées, mais ramassées à la pelle, au Marché Neuf, et d’autant que mon père lui lâchait pour une fois quelque peu la bride, désirant tâter par elle le pouls des Parisiens en ces temps de mésaise et d’angoisse.

Elle nous expliqua – ce qui se révéla vrai – que le Conchine avait recruté une garde personnelle de quarante bretteurs qui le suivaient partout et qu’il appelait ses coglioni : ce qui, étant connu, avait fait que partout à Paris on ne l’appelait plus que le coglione, quoique ce fût, dit-elle, un nom encore beaucoup trop doux pour lui, qui méritait d’être brûlé vif, comme Ravaillac, en place publique ; qu’il avait recruté et cantonné dans le faubourg Saint-Germain dix-neuf mille soldats étrangers afin de pouvoir, le moment venu, massacrer les Parisiens (ce qui était vrai, sauf quant au nombre, car ils n’étaient que deux mille) ; que le roi avait menacé de tailler en pièces ces régiments étrangers, mais que par malheur, il n’avait pu, sa garde personnelle ayant été perfidement envoyée à Soissons (version étrangement magnifiée de l’affaire de l’escorte) ; que le Conchine venait de dresser deux cent cinquante potences dans Paris pour y pendre les Parisiens, s’ils se rebellaient contre sa tyrannie (les neuves potences se trouvaient bien, en effet, aux carrefours, mais elles n’étaient que cinquante) ; qu’un capitaine avait été décollé sur l’ordre de Conchine dans la cour du Louvre (ce qui était vrai) pour avoir communiqué avec le roi (alors qu’en fait il renseignait les princes) ; que le roi était allé se plaindre à la reine-mère des méfaits du favori, et que sa mère, furieuse qu’il osât dire du mal de son amant (ce que le Conchine n’était pas), avait osé souffleter le roi (ce qu’elle ne faisait plus depuis qu’il était majeur) et l’avait rebéqué en disant : « En quoi chety que chela te concherne ? » (La reine-mère, comme le remarqua La Surie quand Mariette fut sortie, ne tutoyait pas le roi et n’avait pas non plus l’accent auvergnat.) Mais l’entretien avait bel et bien eu lieu, il y avait une semaine à peine et c’était prodige que Mariette l’eût appris si vite, même sous cette forme fautive, et après quel longuissime cheminement de bec à oreille ?

— La haine des Parisiens pour Conchine est devenue furieuse, dit mon père quand nous fûmes retirés après le dîner en notre librairie, et la reine-mère, guère mieux traitée. Nous aurons de grands désordres céans, si le nœud qui nous étrangle n’est pas sous peu dénoué.

— Il y a, dit La Surie, une circonstance qui m’étonne dans ce pasticcio[93] (il se piquait alors d’apprendre l’italien). La Conchine déteste son mari, parce qu’il la traite comme bête brute, la bat, la jette à terre, la traîne par les cheveux, la menace de son poignard. Et la reine-mère ne l’aime pas davantage. Que ne se liguent-elles pas pour se débarrasser de ce scélérat ?

— C’est, dis-je, qu’elles ne le peuvent point. La Conchine vit recluse en son appartement, n’ayant qu’une passion en ce monde : l’or, et elle a besoin d’un bras séculier pour favoriser ses affaires. Ce bras, c’est Conchine.

— Et la reine-mère ?

— Elle est si confuse, si perplexe et si tergiversante qu’elle finit toujours par vouloir ce que veut la Conchine. Jamais elle n’aura la force de la renvoyer à Florence. Ni elle, ni son époux.

— La situation est donc sans issue ? dit mon père.

À cette question je ne trouvai pas de réponse et je me contentai de hausser les sourcils. Car, à la vérité, je commençais à désespérer, Déagéant m’ayant dit que le roi craignait par-dessus tout qu’on l’ôtât de son trône, pour mettre à sa place son frère cadet, Gaston, enfant léger et pliable qui apporterait à sa mère l’occasion d’une deuxième régence, et à Conchine, l’affermissement de son absolu pouvoir.

Cependant, ce même jour où le « sans issue » de mon père avait résonné comme un glas dans mon cœur, l’espoir tout soudain commença à luire avec la visite, dans l’après-midi, de Déagéant en mon appartement du Louvre, laquelle visite ne tourna pas du tout comme les précédentes, encore qu’après les salutations je commençasse l’entretien par ma phrase coutumière :

— Monsieur Déagéant, parlez ! J’ouvre toute grande la gibecière de ma mémoire !…

— Refermez-la, de grâce, Monsieur le Chevalier ! dit Déagéant. Le chapitre XIII des Essais ne nous servira plus… Nous allons ce jour franchir une deuxième étape, si vous y êtes du moins consentant. Car l’affaire sera périlleuse. À ce sujet, plaise à vous, Monsieur le Chevalier, de vous ramentevoir que si elle échoue…

— Ce sera le billot pour moi et la hart pour vous ! Nous l’avons déjà dit ! Parlez, parlez ! Monsieur Déagéant. Vous me donnerez quelque impatience, si vous vous taisez davantage !

Déagéant sourit, ce qui me donna à penser qu’il devrait sourire plus souvent, car son rude et fruste visage s’éclaira à mon endroit d’une lumière amicale et quasi attendrie.

— Monsieur le Chevalier, dit-il, puis-je vous demander quel âge vous avez ?

— Vingt-cinq ans.

— N’êtes-vous pas un peu jeune pour vous mettre au hasard de dire adieu à jamais à ceux que vous aimez ?

— Monsieur, je vous citerai là-dessus mon grand-père, le baron de Mespech. À qui lui demandait si, depuis qu’il avait cent ans, il n’envisageait pas avec plus de sérénité de quitter ce monde, il répondit tout de gob : « Point du tout ! Qu’on soit jeune ou vieux, quand la mort frappe à votre porte, elle frappe toujours trop tôt. » Malgré cela, je n’aimerais pas demeurer en vie, si mon roi devait tomber dans les fers, ou pis encore. Je sentirais trop le déshonneur de ne pas l’avoir assez bien servi.

— Ce sentiment est aussi le mien, dit Déagéant avec gravité.

— Adonc, dis-je tout bouillant, que faisons-nous ? Où allons-nous ? Quand commençons-nous ?

— Là où nous allons, nous ne devrons arriver que dans une grosse heure, Monsieur le Chevalier, et j’aimerais, si vous le permettez, vous faire la surprise et du lieu et des compagnons.

— Fi donc ! Que de mystères ! dis-je. Mais en attendant que vous les éclairiez, soupons ! Nenni, nenni, point de refus ! Le temps nous paraîtra moins long. La Barge, demande à Robin de nous apporter du pain de Gonesse, du beurre, de belles tranches de jambon de Bayonne et un flacon de vin de Cahors. Monsieur Déagéant, poursuivis-je, quand nous fûmes attablés, mangeant tous deux à dents aiguës et buvant à grandes goulées, dès lors que ce vin de pays aura enrichi votre sang, il ne pourra que délier votre langue. Or sus, Monsieur Déagéant, point de défaites ! Répondez-moi : le lieu ?

— Le Louvre.

— Le Louvre est grand…

— L’appartement de Monsieur de Luynes.

— Les compagnons ?

— Monsieur de Luynes.

— Cela va sans dire. Qui d’autre ?

— Son cousin, le baron de Modène.

— Mais encore ?

— Monsieur de Marsillac.

— Qui d’autre ?

— Monsieur Tronçon.

— Qui est Monsieur Tronçon ?

— Un homme de loi.

— Est-ce tout ?

— C’est tout, dit Déagéant.

Mais bien que son sourire démentît son affirmation, je ne pus rien tirer d’autre de lui. Et pour parler à la franche marguerite, je me sentis en mon for quelque peu rabattu. Car les personnages qu’il m’avait nommés me paraissaient bien petits et bien falots pour s’engager dans une entreprise qui devait être de conséquence, puisque Déagéant avait pris soin de m’en souligner les périls.

— Mais qui donc vous attendiez-vous à voir là. Monsieur le Chevalier ? dit Déagéant, qui avait senti ma déception. Un duc ? Un évêque ? Mais ces grands personnages ne se mettent pas souvent au hasard de perdre ce qu’ils ont, ou alors il faut que la mise soit belle et qu’il y ait fort à gagner. Ce sont les petites gens, au nombre desquelles je me range, qui donnent leur vie pour servir le roi…

N’ayant pas au Louvre d’intrigue de dame, je n’étais pas accoutumé à sortir de mon appartement pour hanter les galeries du palais la nuit, et Déagéant me conseilla de rabattre mon chapeau sur les yeux et de me boucher le visage de mon manteau, ainsi d’ailleurs, que de prendre épée et dague. Lui-même, me dit-il, portait une dague à l’italienne, fixée derrière son dos sous son pourpoint. Pour notre porte-lanterne, qui fut aussi notre hallebardier, je choisis Robin, lequel m’était connu pour sa robusteté. Nos soins, m’expliqua Déagéant, étaient de pure précaution. Les mauvais garçons, disait-on, sévissaient partout, et même dans le Louvre, mais en ce qui le concernait, il n’avait jamais rencontré dans ses nocturnes déambulations que de furtifs amoureux. Toutefois, nous pourrions nous trouver nez à nez avec des espions de Conchine.

On se ramentoit sans doute qu’en raison de sa capitainerie du Louvre, Luynes jouissait d’un logis, situé juste au-dessus de celui du roi, et qui communiquait avec lui par un petit viret. Cette disposition si commode et si discrète permettait à Louis de le voir à toute heure.

Dans le tournant de ce viret, étendu sur les marches et profondément endormi, nous trouvâmes Monsieur de Berlinghen. Robin, indigné que le drolissou, placé en sentinelle, se fût ensommeillé, proposa, pour le réveiller, de lui mettre le tranchant de sa hallebarde sur le cou. Mais craignant que le béjaune ne poussât à son réveil des cris d’orfraie, je préférai le secouer doucement par les épaules, tandis que Déagéant, ayant pris la lanterne des mains de Robin, la lui mettait dans les yeux. À la parfin, Berlinghen se réveilla, je lui fis tout un sermon sur sa défaillance, et à peu qu’il n’en pleurât. Le voyant si désemparé, je commandai à Robin de demeurer avec lui, ce dont mon cuisinier fut bien marri, et d’autant que Déagéant lui avait pris la lanterne, et qu’il allait demeurer dans le noir et le froid, avec un garcelet qu’il ne pourrait même pas rebéquer, puisqu’il était noble.

Quand Déagéant toqua d’une façon convenue à l’huis de Monsieur de Luynes, une main entrebâilla par degrés la porte, et la tête de Cadenet apparut. C’était un des deux frères de Luynes, et le plus vaillant des trois, étant celui qui se battait en duel à la place de Luynes, quand le pauvret avait le malheur d’être provoqué par un jaloux : car il va sans dire que pour sa part et connaissant ses propres faiblesses, Luynes ne provoquait jamais personne, étant avec tout un chacun doux, modeste et complaisant.

À apercevoir Déagéant qui élevait la lanterne de Robin à la hauteur de son propre visage, Cadenet ouvrit grand la porte, nous salua silencieusement et s’effaça. Je me trouvai dans un cabinet qui me sembla de petites dimensions, peut-être parce qu’il était très peu éclairé par une seule chandelle, et je vis, debout contre une seconde porte et paraissant en interdire l’accès, Brantes, le deuxième frère de Luynes, lequel portait à la ceinture deux pistolets, dont les crosses brillaient dans la pénombre. Les trois frères se ressemblaient fort et s’aimaient prou, et cette fraternelle amour, jointe à leur caractère méridional enjoué et facile, les rendait aimables à toute la Cour. Ils avaient, en outre, beaucoup à se glorifier dans la chair, étant fort bien faits, bien que de taille moyenne, l’œil velouté, le cheveu aile de corbeau et les traits délicatement ciselés.

Brantes s’effaça à son tour, me faisant au passage le plus charmant sourire, et j’entrai dans la chambre où, étant ébloui de prime par la vive lumière de deux grands chandeliers, je ne vis que de la façon la plus vague la silhouette d’une demi-douzaine de personnes assises en cercle. Mais Brantes s’emparant de mon bras et me faisant prendre place sur une escabelle, je cessai de cligner des yeux et je fus béant de reconnaître le roi assis en face de moi. Aussitôt je me levai dans l’intention de lui rendre hommage, mais Brantes me saisit de nouveau par le bras et me souffla à l’oreille de me rasseoir, Sa Majesté ne voulant pas de cérémonies en ces réunions secrètes.

— Sire, dit Luynes, tous ceux à qui vous avez commandé de venir sont là.

Louis fit des yeux le tour de l’assistance. Il y avait là Monsieur de Modène, Monsieur de Marsillac, Déagéant, moi-même et quelqu’un qui devait être Monsieur Tronçon. Une poignée, une toute petite poignée d’hommes, pour partir à la reconquête d’un royaume.

— Merci, Messieurs, de m’être si bons serviteurs, dit le roi.

Tant parce que le bégaiement de ses enfances l’avait quelque peu clos sur soi, que par une disposition naturelle à se méfier des paroles, Louis n’était pas éloquent et ne prisait pas non plus l’éloquence chez les autres. Mais étant homme de peu de mots, l’air et le ton dont il les prononçait leur donnaient une signification qui dépassait leur sens. Ainsi, quand il nous remercia de lui être « si bons serviteurs », cela voulait dire qu’au rebours de tous ceux qui l’avaient abandonné, nous lui étions restés fidèles, malgré les efforts déployés par Conchine et sa mère pour faire le vide autour de lui.

Nous ayant ainsi remerciés, sans phrases, mais avec une émotion qui lui venait du cœur et qui fit briller ses beaux yeux noirs, Louis, quand il en vint à définir l’objet de cette réunion, fut tout aussi court et concis.

— Messieurs, vous n’ignorez pas le déplaisir que m’apporte la façon dont on gouverne ce pays, le peu de compte que l’on fait de ma personne et le fait qu’on ne me laisse aucune part aux affaires du royaume.

Il fit une pause, comme s’il était lui-même étonné d’avoir prononcé une phrase aussi longue. Et il conclut abruptement :

— Il faut y pourvoir. Messieurs. C’est à vous d’en trouver les moyens.

Puis, pris d’une sorte de scrupule, il ajouta une remarque qui me parut fort révélatrice :

— Je voudrais tenter les plus doux plutôt que d’en venir aux extrêmes.

Ce qui me donna incontinent à penser que, tout en réservant pour l’instant « les extrêmes », Louis les avait déjà envisagés et ne les excluait pas, si « les plus doux » venaient à faillir.

Après que Louis eut fini de parler, personne ne pipa mot pendant un long moment, chacun, à ce que j’imagine, étant, comme moi, perplexe sur ce qui pouvait être tenu comme un « moyen doux » quand il s’agissait de se débarrasser de Conchine.

— Prenez librement la parole, dit le roi au bout d’un moment, et sans quérir de moi à chaque fois la permission de parler.

— Sire, dit enfin Monsieur de Luynes, il serait assurément possible, quand Votre Majesté se rend à Saint-Germain, escortée par sa compagnie de chevau-légers, de sauter en selle une fois sur place et à francs étriers de gagner Rouen.

— Rouen ? dit Monsieur de Modène. Rouen est bonne ville, assurément, et fidèle. Mais bien trop proche de Caen, où règne Conchine avec ses troupes et ses canons.

— En effet, dit Monsieur de Luynes, et s’apercevant que dans sa hâte à fuir, il avait mal choisi son refuge, il reprit : Eh bien, disons Amboise, qui est à moi.

— Amboise est beau château, sans doute, dit Monsieur de Marsillac, mais peu défendable, si l’on ne dispose que d’une compagnie de chevau-légers.

— Et surtout, dit Déagéant, à qui cette fuite fort visiblement ne disait rien qui valût, une fois que Sa Majesté sera à Amboise, que fera-t-Elle ?

— Elle pourrait, dit Luynes d’une voix quelque peu hésitante, mander à ceux qui se tiennent pour ses fidèles sujets de le venir rejoindre.

— Et si personne ne vient ? dit Déagéant.

— Et si personne ne vient, répéta Tronçon, le roi se trouvera dans une situation fausse et humiliante. Cette fuite à Amboise nous ferait courir un risque disconvenable à sa dignité.

Un silence suivit ces paroles et Monsieur de Luynes n’étant aucunement disposé à tirer l’épée pour défendre son projet, celui-ci, à peine conçu, fut enterré. Je sus gré à Monsieur Tronçon de lui avoir donné le coup de grâce, car j’en trouvais l’idée singulièrement mal venue pour toutes les raisons qui avaient été dites, mais aussi parce que cela me donnait de l’humeur que le roi de France quittât le Louvre pour se mettre à la fuite devant un vil aventurier.

L’intervention de Monsieur Tronçon attira mon attention sur lui. Je l’envisageai avec soin et ce que je vis me plut. Il me parut être du même solide métal que Monsieur Déagéant.

Comme le silence en se prolongeant devenait gênant pour tous, quelqu’un – je crois bien me ramentevoir que ce fut Monsieur de Marsillac – suggéra que le roi s’adressât à la reine-mère pour lui témoigner de son désir extrême de prendre en main le gouvernement de son État.

— Cela ne serait d’aucune usance, dit Louis. Dès que j’en touche fût-ce le moindre mot à la reine ma mère, elle se fâche.

— Alors, dit Monsieur de Modène, qui était grand joueur de billard, si l’on ne peut toquer la boule directement, il faut la toucher par la bande, et envoyer à Sa Majesté la reine un messager honorable qui, parlant en son nom, lui ferait entendre que le renvoi des maréchaux d’Ancre est la seule solution à nos maux.

— Mais, dit Monsieur de Luynes avec d’autant plus d’empressement qu’il était partisan des moyens « les plus doux », j’ai justement sous la main quelqu’un qui ferait bien l’affaire. C’est Monsieur de l’Estang, évêque de Carcassonne, lequel se trouve ce jour d’hui en Paris, y ayant été député par les États du Languedoc. Étant honnête homme, je ne doute pas qu’il ne consente à faire une démarche auprès de la reine dans le sens que vous avez dit.

Après un instant de silence, le roi demanda à chacun d’opiner. Monsieur de Marsillac trouva l’idée fort bonne, puisqu’elle était la sienne. Monsieur de Modène aussi, ayant l’humeur aimable et conciliante. Déagéant fit la moue et je fis de même. Et quant à Tronçon, quand le roi lui demanda son avis, il dit tout à trac :

— Je doute, Sire, que cette démarche ait l’effet qu’on souhaite.

— Pourquoi cela ?

— Il sera aisé assez, il me semble, de convaincre la reine-mère et peut-être la maréchale d’Ancre, mais ni l’une ni l’autre ne parviendront à persuader Conchine. Il a levé tant de troupes et amassé tant de canons qu’il se croit invincible. Et il est si enivré de son pouvoir qu’il n’acceptera jamais de quitter la partie.

Toutefois, comme Tronçon était le seul à s’opposer sans ambages à la suggestion de Marsillac, le roi la retint. Et Déagéant obtint de son côté d’envoyer quasiment chaque jour à la reine des messages sans signature qui la pressaient de renvoyer les favoris « si elle ne voulait pas tomber dans des malheurs extrêmes et y précipiter le royaume ».

Nous sûmes plus tard que cette démarche de Monsieur de l’Estang et d’autres démarches de même farine que le roi et Luynes inspirèrent, ainsi que le nombre croissant des avertissements anonymes, finirent par donner des soupçons et des ombrages à la Conchine. Elle en avertit par chevaucheur Conchine, qui se trouvait alors en Normandie. Il décida incontinent de revenir à brides avalées à Paris.

Il y arriva le dix-sept avril 1617 et jeta aussitôt feu et flammes. À peine le pied dedans le Louvre, il se fit donner la liste de ceux qui approchaient le roi, hurla qu’il allait en exiler soixante et décoller le reste, que si cela ne suffisait pas il allait resserrer le roi en son Louvre, lui interdire de quitter Paris, lui défendre de s’aller ébattre à Vincennes et à Saint-Germain, ne lui laissant que les Tuileries pour prendre l’air. Il ajouta que si l’on osait encore s’en prendre à ses desseins, à son gouvernement et à lui-même, il pourrait bien faire pis…

Le soir même, dans l’appartement de Monsieur de Luynes, le roi et les conjurés s’entre-regardèrent en silence et Louis, prenant enfin la parole, dit d’une voix brève et ferme qu’il fallait agir, et sans retard. Il n’y eut personne alors, dans la poignée des derniers fidèles, qui n’entendît clairement que c’en était bien fini des moyens « les plus doux ».

 

*

* *

 

Il y eut bien une tentative de la part de Monsieur de Luynes pour redonner vie et vigueur au projet de fuite. Pauvre Luynes ! Si charmant et si couard ! Terrifié par les menaces de Conchine, il ne proposait que des délais, des réflexions et des échappatoires. Bref, comme dit Déagéant, « il branlait dans le manche ». Mais son nouveau plan : quitter en tapinois le Louvre et rejoindre l’armée du comte d’Auvergne sous Soissons, rencontra en la réunion secrète que nous tînmes le soir même du retour de Conchine un silence glacial. Et Louis, perdant patience, rebéqua son favori.

Maintenant que les « moyens les plus doux » avaient été de force forcée abandonnés, il fallut préciser jusqu’à quels « extrêmes » on était décidé d’aller. Déagéant nous exposa clairement, quoiqu’à mots couverts, l’alternative : arrêter Conchine et le déférer au jugement du Parlement, ou bien l’assassiner. Louis écarta aussitôt l’idée du meurtre, soit qu’il ne voulût pas mettre ses pas dans ceux d’Henri III quand celui-ci avait fait poignarder le duc de Guise par les Quarante-Cinq dans sa propre chambre à Blois, soit qu’il considérât qu’il ne convenait pas au roi très chrétien de commencer son règne en répandant le sang.

Déagéant, Tronçon et moi-même combattîmes ce refus avec force. Conchine, même à l’intérieur du Louvre, ne se déplaçait jamais qu’entouré de sa garde prétorienne et d’une suite nombreuse et armée. Cette garde et cette suite ne manqueraient pas de mettre l’épée à la main, si on laissait à Conchine le loisir de l’appeler à l’aide, et il s’ensuivrait une échauffourée qui causerait beaucoup de morts, sauf peut-être celle qui était utile à l’État. Le roi ne revint pas sur son refus, mais le lecteur ne manquera pas de s’apercevoir dans la suite de ce récit que son attitude en la matière fut, en fin de compte, moins inflexible et, se peut aussi, plus subtile qu’elle ne nous sembla d’abord.

On chercha un homme d’exécution pour arrêter Concini, et Tronçon, qui était de robe, songea tout naturellement à Henri de Mesmes, lieutenant civil du prévôt de Paris. L’approche fut prudente, et eut lieu aux Tuileries où, comme fortuitement, le lieutenant civil rencontra le roi, lequel était seul, se promenant avec Luynes.

— Monsieur de Mesmes, dit Louis assez brusquement, êtes-vous pas mon serviteur ?

— Assurément, Sire, je le suis, dit Mesmes, étonné.

Un silence s’ensuivit et Louis reprit d’un air ambigueux :

— Je vois beaucoup de choses en mon royaume qui ne me satisfont pas.

Mesmes leva les sourcils et se fit très attentif, attendant la suite.

— Le maréchal d’Ancre, dit alors Luynes, ne s’acquitte pas bien de son devoir.

— Le maréchal, dit Mesmes au bout d’un moment, ne se déplace jamais qu’entouré de ses gardes et d’une forte suite. Il est probable qu’il ne se laissera pas arrêter sans opposer une vive résistance.

— Un lieutenant civil n’est pas lui-même sans moyens, dit Louis.

— Mais ma profession, dit Mesmes, ne consiste pas à tuer les gens que j’arrête. Ceci dit, j’ai assez de courage pour me saisir du maréchal et le traduire devant le Parlement pour peu que les formes de la loi soient respectées.

— Merci, Monsieur de Mesmes, dit le roi sans battre un cil. Je suis content de votre réponse et j’aimerais que vous gardiez le silence sur cet entretien.

Mesmes salua le roi et le roi le regarda s’éloigner. Puis il se tourna vers Luynes et dit :

— Ce n’est pas là notre homme.

Le soir, à notre réunion secrète dans l’appartement de Luynes, le favori nous rapporta la rencontre avec le lieutenant civil. Il contait bien, avec finesse et talent, mais dans le prédicament où se trouvaient le roi, et nous-mêmes par la même occasion, ses élégances m’impatientèrent et je sus gré à Déagéant de clore ce discours apprêté par quelques mots abrupts et pertinents.

— Dans cette affaire, dit-il, ce qu’il faut, c’est tout justement un homme qui ne respecte pas les formes. En ce cas, pourquoi pas Vitry ?

Lors du bal de la duchesse de Guise, j’ai présenté à mon lecteur non point ce Vitry-là, mais son père, à qui il ressemblait fort. À sa mort, le fils chaussa ses bottes, son titre de marquis de l’Hôpital et sa charge de capitaine des gardes. Bretteur, boutefeu et casseur d’acier, il avait la face mâle, l’œil hardi, la mâchoire carnassière, la membrature carrée et le rire sonore. Ses équipées, ses duels et ses extravagances n’étonnaient plus personne. J’ai déjà conté comment, ayant appris qu’on avait resserré un de ses soldats, il ramassa quelques hommes, pétarda la porte de la geôle, rossa les geôliers et libéra les prisonniers. Il s’en tira avec une remontrance. Bien après l’affaire qui nous occupe, il bâtonna, en l’appelant « bigot, cagot et cafard », l’archevêque de Bordeaux. Le doux sexe lui-même ne l’adoucissait pas. Ne pouvant se passer de femmes, il en prenait là où il en trouvait, et les besognait avec une telle violence que les pauvrettes sortaient de ses bras meurtries et moulues. Malgré cela, ou à cause de cela, je ne saurais trancher, il était fort recherché des dames, même à la Cour.

La suggestion de Déagéant fut trouvée bonne par le roi et par nous tous, d’autant plus que Vitry commandait ce mois-là les gardes de service au Louvre. On le convoqua par l’intermédiaire d’un des oiseleurs de Luynes, qui avait autrefois servi son père et entretenait avec lui d’amicales relations. Vitry apparut à onze heures de l’après-dînée dans l’appartement de Monsieur de Luynes, et preuve qu’on peut être hardi jusqu’à la témérité et en même temps prudent, il eut un haut-le-corps en apercevant Déagéant parmi nous.

— Que fait céans cet homme-là ? dit-il, sans souci du protocole. C’est un commis de Barbin.

— Il m’est toutefois bon serviteur, répondit le roi.

— Alors, cela change tout, dit rondement Vitry. Plaise à Votre Majesté de me dire ce quelle attend de moi.

— Arrêter le maréchal d’Ancre.

— Cela sera fait, Sire, dit Vitry, simplement.

Louis me parut fort content d’avoir trouvé un homme d’aussi peu de mots que lui-même, et d’autant que Vitry, après s’être réfléchi un court instant, passa tout de gob aux détails de l’exécution.

— J’aimerais, Sire, m’adjoindre trois hommes sûrs : mon frère Du Hallier, mon beau-frère Persan, et Roquerolles, et vous les amener pour que vous réitériez devant eux le commandement que Votre Majesté vient de me donner.

— Faisons ainsi, dit le roi.

Quand Vitry revint le lendemain soir avec les trois gentilshommes qu’il avait nommés, le roi répéta son ordre d’arrêter le maréchal.

— Sire, dit Vitry, Du Hallier m’a amené quelques hommes. Persan, Roquerolles et moi, nous en aurons aussi quelques-uns. En tout, cela ne fera pas plus de vingt personnes. Or, Conchine se fait partout suivre d’une centaine de personnes. Il aura donc l’avantage du nombre, et quand je le voudrai arrêter, il voudra se défendre. Que veut Sa Majesté que je fasse ?

Louis envisagea Vitry œil à œil, mais sans mot piper. Et Déagéant dit d’une voix haute et claire :

— Le roi entend qu’on le tue.

Vitry regarda Déagéant, puis regarda le roi, lequel continua à se taire, n’apportant ni contradiction ni confirmation à ce que Déagéant venait de dire. Bien que Vitry eût des manières de soudard, il avait l’esprit fin. Il entendit que le silence de Louis n’était que réserve et qu’il était d’accord sans le vouloir articuler.

Pour moi, je vouai à cet instant à Louis une admiration sans limites. Il n’avait pas encore seize ans, et en eût-il eu le double qu’il n’eût pu agir avec plus d’habileté politique ni un plus grand souci de sa dignité.

— Sire, dit Vitry, j’exécuterai vos commandements.

Étant homme prompt, pratique et expéditif, Vitry voulut savoir sans tant languir le jour et le lieu. Les six du Conseil secret du roi s’aperçurent alors que les silences de Louis pendant tant de mois avaient caché un long labeur de réflexion et un plan bien mûri, auquel nous n’eûmes rien à modifier que des détails.

L’arrestation – on employait toujours cet euphémisme – aurait lieu le dimanche vingt-trois avril, au Louvre. Plus précisément, dans le cabinet aux armes du roi, au deuxième étage – là où tant de fois je m’étais entretenu sotto voce avec lui, alors qu’il démontait et remontait une de ses belles arquebuses. Conchine y serait invité par un messager de Sa Majesté afin d’y aller voir les petits canons dont Louis usait pour bombarder les forts de terre qu’il élevait aux Tuileries – occupation que Louis savait fort bien être très au-dessous de son âge, mais à laquelle il affectait de se livrer depuis le retour à Paris de Conchine, n’ignorant pas combien ces enfantillages paraîtraient puérils à sa mère et au favori et par conséquent, pour eux, tout à plein rassurants.

C’est dans ce cabinet aux armes que Vitry et ses compagnons arrêteraient Conchine.

Ni l’échec ni le succès ne devaient prendre Louis sans vert. Il avait tout prévu. Si l’arrestation ne se faisait pas, il passerait avec ses fidèles par la grande galerie du Louvre, gagnerait les Tuileries, où des chevaux sellés l’attendraient. De là, il gagnerait Meaux, ville dont Vitry était le gouverneur. Une fois à l’abri de ses murs, il manderait ses armées et poursuivrait sans trêve ni relâche le maréchal partout où il se pourrait remparer en France.

En cas de succès, il notifierait à la reine-mère de trouver bon qu’il ressaisit le gouvernement de son État et pour avoir le temps de prendre une plus ferme assiette en ses affaires, il prierait Marie de Médicis de sortir de Paris – quitte à la rappeler ensuite. L’intention de Louis ici était tout à fait claire. En même temps qu’elle m’enchanta par sa clairvoyance. Il entendait parfaitement bien qu’il ne pourrait jamais régner si sa mère demeurait dedans le Louvre. La mort de l’usurpateur devait donc de force forcée être accompagnée par la mort politique de la mauvaise mère. À mon sentiment, il n’était même pas certain qu’il eût alors envie de la rappeler un jour.

L'Enfant-Roi
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